- ESPRIT NOUVEAU (L’)
- ESPRIT NOUVEAU (L’)ESPRIT NOUVEAU L’S’il est vrai que Vers une architecture , publié en 1923 par Le Corbusier, aura été le livre le plus influent de toute l’histoire de l’architecture moderne, il ne faut pas oublier qu’il est constitué d’une série d’articles parus dans la revue L’Esprit nouveau , non moins prestigieuse.Cet organe, rendu célèbre par le pavillon du même nom construit par Le Corbusier à l’Exposition internationale des arts décoratifs, en 1925, dirigé d’abord officieusement, puis officiellement, par ce même architecte (il signe alors Charles-Édouard Jeanneret) et Amédée Ozenfant, paraît en vingt-huit livraisons, d’octobre 1920 à la fin de 1924. À l’exception d’un numéro (26) consacré à Guillaume Apollinaire, chaque livraison comporte des articles de critique artistique, littéraire et musicale, d’esthétique, d’architecture, parfois de politique générale, de science, des comptes rendus, une revue des revues, des listes de livres et de revues, des «échos» artistico-mondains dans les premiers numéros, des coupures de presse politique dans les deux derniers, et de très nombreuses reproductions en noir et blanc (sans compter une en couleurs dans presque chaque numéro) de tableaux ou sculptures dont l’ensemble reconstituerait assez facilement un album du goût «moderne — expressément cubiste — des directeurs» (Françoise Will-Levaillant).Malgré la diversité des sujets traités dans L’Esprit nouveau , la cohésion de tous les articles est assez stupéfiante, lancinante même, pour qu’il faille insister sur cette configuration idéologique. La trame de ce discours d’ordre encyclopédique (L’Esprit nouveau dit le «vrai» sur tous les sujets, que ce soit le cirque, la politique ou la typographie), fondé sur un ensemble de notions vagues (ordre, économie, organisation, instinct et conscience, structure, système, langage, sensation, etc.) appliquées programmatiquement à tous les objets et champs analysés, date en fait de la constitution par Ozenfant et Jeanneret (en 1918) du purisme, mouvement pictural dont ils sont les deux seuls représentants et qui visait à une récupération classicisante du cubisme, gouvernée par de soi-disant lois fondamentales, intemporelles. Cette origine picturale du fond idéologique de L’Esprit nouveau permet de mesurer ce que Le Corbusier doit à Ozenfant (tous deux furent des peintres médiocres), mais aussi de déchiffrer l’incongruité de certaines thèses architecturales. Le cubisme de Braque et Picasso est repoussé pour son manque d’adhérence à l’époque industrielle (selon le principe très critiquable de l’unité d’une époque), mais encore parce qu’il n’est pas assez «pur» (pas assez épuré). Ozenfant et Jeanneret lui opposent leurs natures mortes d’objets standard, si parfaits dans leur design que leur forme devait être immuable. Cette conception influera sur toute la logorrhée architecturale de Le Corbusier.C’est dans L’Esprit nouveau en effet que celui-ci allait développer ses théories sur l’urbanisme: la machine à habiter, le pavillonnaire, la géométrie, etc. On sait la qualité et l’importance de son architecture, pendant ces années 1920 et 1930. Son travail théorique, quant à lui, fait osciller le lecteur entre le plaisir qu’engendrent ses inventions d’écriture, ses collages logiques, et une véritable nausée devant tout l’aspect réactionnaire de son discours qui servira de garantie moderniste aux architectes «rationalistes» du fascisme italien.Mais L’Esprit nouveau n’est pas qu’une revue d’architecture. Sa relative «nouveauté» tient sans doute à ce qu’il y fut proposé un concept global de modernité. Avant que Le Corbusier ne dirige la revue (Paul Dermée, dadaïste prudent, assumait cette tâche pour les premiers numéros), la poésie, la danse et la musique y occupaient une beaucoup plus large part que le domaine de la construction. Cependant, cette dissémination même du champ d’application d’une esthétique proprement moderne, par sa volonté totalisatrice, entraîne un certain nombre de contradictions qu’un discours idéaliste de l’ordre vient masquer: on parle d’«âme», du rôle élitiste de l’artiste, d’invariants formels à travers les âges — c’est tout le thème soi-disant platonicien qu’y décrypte Reyner Banham —, on propose une hiérarchie des sens qui correspondrait à une hiérarchie sociale, etc. Quant à l’appel positiviste à la science, il n’est là que pour dissimuler une profonde répulsion devant les perturbations historiques; les textes de psychologie et d’esthétique expérimentale que publie L’Esprit nouveau renvoient d’ailleurs à l’impondérable émotion tout ce qu’ils ne peuvent quantifier.En bref, L’Esprit nouveau est sans doute l’une des rares revues françaises d’avant-garde qui se soit à ce point située dans l’histoire culturelle: on se choisit des maîtres (le Greco, Seurat, Cézanne, etc.), on critique vivement les autres mouvements plus enclins à la table rase (Dada et De Stijl ne sont pas ménagés), Le Corbusier parle des cathédrales et des temples grecs sur les façades desquels il découvre ses trop fameux «tracés régulateurs». Mais cette prise en compte de l’histoire n’est là que pour l’exclure. Outre le fait que Le Corbusier est un très mauvais historien, comme le montre R. Banham, il ne conçoit la nouveauté de son «esprit» que dans le sens d’un blocage de l’histoire. La pérennité fantasmatique de son système (un corps de lois immuables qui régiraient l’art et la vie quotidienne pour l’éternité) est commune à tous les académismes. Là n’est pas la modernité de cette revue, si contradictoire sous des apparences d’homogénéité.
Encyclopédie Universelle. 2012.